Coopérer : une idée qui fait son chemin
27/05/2024
Stephane Veyer
Tribune à l'initiative des coopératives de Bigre (Smart, Coopaname, Manufacture coopérative, Oxalis/Oxamyne) et de la Confédération générale des Scop, pour inscrire la coopération au coeur d'un avenir démocratique et émancipé.
La période est anxiogène. Elle double notre peur atavique de la contagion d’une angoisse sociale faite de chômage, de pauvreté, de pénurie, d’isolement, de violence.
La période est aussi pleine d’espérance. Elle donne à respirer dans les villes, offre du temps, libère la créativité, met à jour des solidarités, bouleverse la hiérarchie des utilités sociales, ouvre une fenêtre sur un monde plus sobre, moins matérialiste, façonné par l’intérêt général : le fameux « monde d’après », dont tout un chacun se met à rêver. Ce monde, nous qui sommes impliqué·es dans des organisations coopératives, nous ne savons ni le décrire ni le raconter précisément… mais nous en arpentons le chemin depuis longtemps !
Nous, sociétaires de sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC), savons ce que cela signifie de richesse et de bon sens que de gérer une entreprise, non pas au seul profit de ses actionnaires, mais au travers d’une gouvernance associant toutes ses parties prenantes : salariés, clients, fournisseurs, puissance publique, investisseurs…
Nous, entrepreneur·es associé·es de coopératives d’activités et d’emploi (CAE), d’entreprises partagées, de mutuelles de travail, expérimentons ce que cela induit de solidarités sociales, de résilience économique, d’inventivité, que d’exercer librement son métier dans un cadre géré collectivement, en échappant tout autant à la subordination salariale qu’à la fragilité de l’auto-entrepreneuriat.
Nous, coopératrices ou coopérateurs de sociétés coopératives de travail associé (SCOP), de coopératives ouvrières ou œuvrières, de tiers-lieux coopératifs, savons combien il est pertinent de produire en étant maître de sa production, de son outil de travail, de son éthique professionnelle, sur un territoire dont on nourrit le tissu économique dans la durée.
Les mouvements coopératifs ont une longue histoire d’expériences, de réussites comme de déceptions. Ils savent aussi ce qu’un modèle peut entrainer comme dérives. Mais au moins peuvent-ils faire part avec sincérité des limites et des avancées de leurs pratiques. Ils peuvent faire gagner du temps et accompagner toutes celles et ceux qui cherchent à dessiner le « monde d’après », en leur apportant des éléments concrets, des concepts appliqués, une histoire, un droit, une actualité.
Nos sociétés sont structurées par de grands récits. Ils sont porteurs de valeurs, de croyances, de figures héroïques, qui façonnent nos institutions, structurent nos échanges socio-économiques, influencent nos comportements, nos désirs et nos vies. Ils nous permettent de coordonner nos actions à grande échelle. La Covid-19 a soudainement montré combien le récit du tout-marchand était décrépi. Il l’est pour faire face à la crise actuelle, il le sera pour affronter les crises écologiques à venir, et toutes celles qu’il aura largement contribué à engendrer. Nous avons un nouveau récit à imaginer que les expériences coopératives peuvent alimenter de mille manières.
La force de la coopération est de questionner et transformer les rapports à la propriété, au pouvoir et au savoir dans l’élaboration et le développement d’organisations économiques pertinentes. Rapport à la propriété d’abord, par la construction de communs à l’usage de leurs sociétaires et contribuant à l’intérêt général, rejetant la constitution de plus-values capitalistiques comme l’appropriation individuelle de richesses créées collectivement. Rapport au pouvoir ensuite, par la mise en œuvre de modalités de gouvernement privilégiant la concertation et l’intelligence collective, dans une logique de citoyenneté économique. Ouvrir et associer davantage, plutôt que concentrer entre les mains d’un seul : voilà un réflexe coopératif de temps de crise – et quel chemin nous avons encore à parcourir pour faire valoir ce récit dans notre société ! Rapport au savoir enfin, par la recherche des voies d’éducation populaire, de construction de savoirs endogènes auxquels chacun·e peut légitimement contribuer et que chacun·e peut librement se réapproprier.
Les fablabs coopératifs, les entreprises partagées ou les réseaux autogérés de production de masques et de gel sont en train de démontrer la pertinence, non pas de leurs modèles, mais de leurs principes. Qu’il s’agisse de relocaliser des productions essentielles, de travailler à la souveraineté des données, de mettre en place des organisations de travail souples, résilientes, réactives, ou encore d’inventer de nouveaux modèles de solidarité sociale, les formes coopératives, mais aussi mutualistes ou associatives, proposent une méthode, une éthique, des expériences qui défrichent le chemin à emprunter.
Nous ne travaillerons plus comme avant. Nous ne voulons pas du rebond économique qu’on nous promet et qui remettrait en selle l’économie prédatrice dans laquelle nous baignons depuis quarante ans, avide de productivité, de croissance, de captation des richesses créées par le travail au profit de comptes bancaires situés à l’autre bout du monde. Nous ne voulons plus entendre de contes peuplés de chefs, de héros et de saints. Ces récits-là, et l’économie qu’ils véhiculent, sont en train de détruire nos démocraties politiques, nos libertés, nos aspirations à bien vivre dans un monde apaisé. C’est en nous engageant fermement, sincèrement, sur la voie de la démocratie économique que nous sortirons de cette crise et que nous préviendrons les suivantes. Décider ensemble, à la juste échelle, de ce que nous désirons produire, consommer, épargner, protéger, promouvoir, dans une logique démocratique et collective, c’est très exactement ce que mettent en actes les coopératives. Toutes celles et ceux qui souhaiteront imaginer le « monde d’après », et l’expérimenter dès à présent, les trouveront à leurs côtés.